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Aude Buil, psychomotricienne : « La motricité libre : un concept à réinterroger pour les bébés vulnérables »

Aude Buil est psychomotricienne, formatrice, Docteure en psychologie du développement et Membre associé du Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé de l’université Paris Descartes. Riche de son regard de chercheur, de sa connaissance de la littérature scientifique et de son expérience en médecine néonatale, en CAMPS et en EAJE, Aude Buil propose un autre regard sur le concept de motricité libre. Un regard décalé, un point de vue légèrement iconoclaste mais qui aborde des questions qu’il n’est sans doute pas inutiles de se poser.

 

Les Pros de la Petite Enfance : La notion de "motricité libre" est présente dans les projets pédagogiques de très nombreux EAJE.  A quoi correspond-elle concrètement ?
Aude Buil : Nous devons cette notion à Emmi Pikler, une pédiatre et pédagogue hongroise. Celle-ci a élaboré ce concept de « motricité libre » après avoir longuement observé l’enfant bouger. Ses observations sont rassemblées dans l’ouvrage illustré « Se mouvoir en liberté dès le premier âge », paru en 1970, où elle théorise le développement moteur de l’enfant depuis la position couchée sur le dos jusqu’à la marche assurée. L’auteur indique que, laissé entièrement libre de ses mouvements, l’enfant découvre les postures, les déplacements, les mouvements intermédiaires de lui-même, le tout dans un ordre constant et déterminé, et à son propre rythme. Emmi Pikler précise également que tout enfant naît avec un patrimoine génétique qui lui permet de découvrir chaque étape de son développement par lui-même, de la développer aussi longtemps que nécessaire pour passer à la suivante, d’y revenir si besoin.
Dans l’exercice de la motricité libre, grâce à elle et à travers elle, l’enfant utilise son potentiel inné lié à la maturation de son équipement neurologique, sensoriel et moteur, pour atteindre, à son rythme, les différentes étapes de son développement psychomoteur. Emmy Pikler souligne que le bébé pourra le faire librement si l’adulte lui en donne les moyens et crée les conditions favorables à son exercice courant en insistant sur sa non intervention directe1.

Les bénéfices de la motricité libre ont-ils fait l’objet de recherches scientifiques depuis l’élaboration du concept dans les années 1970 ?
Malheureusement, il n’existe quasiment pas à ce jour de recherche scientifique qui se penche sur les effets, bénéfiques ou non, de la motricité libre sur le développement moteur des enfants. On peut néanmoins trouver des travaux de recherche connexes qui viennent appuyer certains fondamentaux de la motricité libre comme par exemple le fait d’habiller l’enfant avec des vêtements souples. Une recherche de 20142 parue dans la revue « Gait & Posture » souligne que la liberté de mouvements de l’enfant nécessite un habillage non contraignant (on évitera par exemple les jeans).
Cette quasi absence de recherche scientifique sur la motricité libre est dommageable car, de ce fait, chacun peut interpréter et appliquer ce concept à sa manière, menant parfois à des « simplifications ou à des pratiques qui se rigidifient » comme le souligne Miriam Rasse3. Par exemple, pour certains établissements, la « motricité libre » consiste simplement à enlever les transats, les arches, à laisser les bébés jouer sur le tapis et à les observer.

Que pensez-vous de cette approche ?
Mon avis est mitigé. D’une manière générale, le concept de motricité libre est bien en accord avec les grandes lois caractérisant le développement moteur. On ne peut que soutenir cette approche favorisant l'enfant à agir par lui-même dans un environnement humain et matériel favorable. Ce qui est d’ailleurs en phase avec les dernières recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) concernant la prévention des déformations crâniennes positionnelles par exemple. Intuitivement, on pourrait donc penser que la motricité libre ne peut donc être que bénéfique pour la majorité des enfants.
Toutefois, Emmi Pikler a élaboré cette approche sur la base de son intuition et de ses observations personnelles. Cette méthodologie observationnelle se doit aujourd’hui d’être complétée d’études menées avec une méthodologie scientifique plus robuste permettant une comparaison de cette approche avec  d’autres, par exemple.

La motricité libre peut-elle s'appliquer à l'ensemble des enfants ou bien certains enfants auraient-ils davantage besoin d'être accompagnés, stimulés ?
C’est justement sur ce point précis que le sujet se complexifie et que les avis divergent. La motricité libre s’applique parfaitement aux bébés qu’on pourrait qualifier de « bébés 4x4 », ces bébés qui ont un bon équipement de base et qui parviennent à s’adapter à tous les environnements, qu’ils soient favorables ou non.  Mais que faire lorsque l’équipement initial du bébé est défaillant ? Comment accompagner les bébés, et leur famille, que l’on pourrait qualifier de « vulnérables » ? Un certain nombre de bébés naissent avec des vulnérabilités d’origine diverses (génétique, tonique, social…). D’autres bébés naissent quant à eux avec un « risque périnatal élevé » dont les causes sont multiples : prématurité, manque d’oxygène à la naissance, petit poids de naissance, encéphalopathie, AVC, méningite, infection congénitale au CMV ou à la toxoplasmose, cardiopathie, opération périnatale, exposition à des toxiques durant la grossesse (drogues, alcool), etc.
Pour l’ensemble de ces enfants, le concept de motricité libre pourrait être utile mais pas nécessairement suffisant. Les bébés dont l’équipement de base est défaillant avec ou sans vulnérabilité périnatale, risqueraient de ne pas développer une trajectoire développementale favorable, même s’ils sont soutenus avec bienveillance et même s’ils sont placés dans un environnement riche. Ces bébés pourraient avoir besoin d’un accompagnement supplémentaire et précoce pour pouvoir se développer au mieux4.

Ces bébés dits « vulnérables » encourent-ils un risque si on les place toute la journée en motricité libre ?
Certains de ces enfants pourraient ne pas parvenir à trouver le chemin tout seul pour se retourner ou pour se déplacer. Ils risqueraient alors de se retrouver « bloqués » dans leurs corps, sur le dos. Et, rapidement, ils peuvent par exemple associer une position dans laquelle ils ne réussissent pas à se sortir seul à une expérience négative. L’adage selon lequel « ça va venir tout seul » peut être vrai pour un bébé 4x4, mais probablement moins, voire pas, pour un bébé vulnérable. Autant la frustration que vit l’enfant peut l’inciter à se dépasser, autant celle-ci peut générer des désorganisations tonico-émotionnelles telles, qu’il ne pourra alors pas l’utiliser comme un moteur pour progresser.
Dans ce cas, on pourrait envisager schématiquement deux cas de figure : Le bébé pourrait devenir passif, bouger peu, ne plus chercher à attraper les objets ou à interagir avec son entourage. Soit il pourrait souvent pleurer, crier et se désorganiser.
De même qu’on ne laisse pas un bébé pleurer seul pour s’endormir, on ne laisse pas un bébé bloqué sur le dos.

Certains bébés devraient-ils alerter les professionnels ?
Il s’agit de différencier les stagnations ou les régressions normalement observées dans le développement de l’enfant, des difficultés ou des troubles neurodéveloppementaux pour lesquels un repérage et une intervention précoce sont essentiels. Cela fait d’ailleurs partie des dernières recommandations officielles (voir le nouveau livret mis en ligne par le Secrétariat d’Etat auprès du Premier Ministre chargé des personnes handicapées, destiné à mieux repérer les troubles du neuro-développement chez les enfants de moins de 7 ans).
Bien sûr, tous les enfants qui naissent vulnérables ou avec un « risque périnatal élevé » ne vont pas développer de troubles du neuro-développement. Certains bébés qui étaient vulnérables en début de vie peuvent tout aussi bien devenir des bébés « 4x4 » au cours de leur développement. A l’inverse, des bébés nés avec un équipement de base solide peuvent tout aussi bien connaître des difficultés dans leur développement. Une fois la difficulté repérée, la question d’intervenir quand nécessaire, et de quelle façon, est une question complexe sur laquelle les avis des professionnels peuvent diverger. La présence d’un psychomotricien au sein de l’EAJE sera d’un soutien précieux à chaque étape.  

Que peut-on proposer à ces bébés sur le lieu d’accueil ?
En EAJE comme chez l’assistante maternelle ou à la maison, il ne s’agit pas de faire faire des exercices à l’enfant comme lors de soins psychomoteurs spécifiques.
En premier lieu, il pourrait être intéressant de réfléchir aux manipulations quotidiennes (comme par exemple quand on prend l’enfant dans les bras, quand on le relève contre soi, quand on le pose au sol, etc.). Celles-ci pourraient être contreproductives pour l’enfant si elles empruntent régulièrement un chemin que l’enfant ne pourra pas emprunter seul lorsqu’il sera prêt. Comme par exemple en soulevant un bébé du plan de change pour le retourner. Certains bébés plus vulnérables auraient besoin qu’on leur montre le chemin. Pour ce faire, lors du change, on pourrait l’inciter à rouler doucement sur le côté puis sur le ventre, et si besoin enrouler son bassin et en le laissant prendre des appuis5. A force de répéter ces manipulations de la même manière, son cerveau – encore très plastique en début de vie – va enregistrer ces chemins et les automatiser peu à peu6.  
Ainsi, travailler en équipe sur la question des pratiques de soins quotidiens vers plus d’homogénéité permettrait de donner des repères d’organisation corporelle aux enfants, afin qu’ils puissent les réutiliser au besoin. Pour apporter de la cohérence d’expérience, il est fondamental que cela soit partagé avec les familles.

Quel message souhaiteriez-vous faire passer aux professionnels ?
Les professionnels de la petite enfance sont en première ligne et leur regard est primordial ! Leur vigilance au développement sensorimoteur des bébés qu’ils accueillent est essentielle. Attendre de voir si les étapes du développement psychomoteur s’acquièrent dans le bon ordre et au bon moment ne suffit probablement pas. Les connaissances actuelles concernant les indicateurs de qualité de la motricité de l’enfant sont plus évoluées que « fait ou ne fait pas ». Il est important de se former à cela.
Les professionnels peuvent aller plus loin dans leurs observations : est-ce que toutes les parties du corps de l’enfant bougent ? Est-ce toujours des deux côtés ? Lorsque l’on regarde un enfant bouger, il faut rester attentif à ce qui amène à de la variabilité motrice.  Un enfant ne doit jamais bouger exactement de la même façon. On doit pouvoir observer des changement d’amplitude, d’intensité ou de localisation du mouvement. A l’inverse, on sera interpellé si les comportements moteurs de l’enfant sont toujours les mêmes : les mêmes parties du corps de l’enfant qui bougent, la tête qui se positionne toujours du même côté, des mouvements identiques qui se répètent, etc.

Par ailleurs, dans notre monde hypermoderne, Il est fondamental de connecter corporellement et précocement les parents à leur enfant. Ils peuvent en effet le penser plus en sécurité dans un dispositif qui a tendance à les immobiliser qu’en train de bouger au sol contre eux. C’est dans un espace de jeux corporels et dans le plaisir partagé, qu’ils peuvent se surprendre et se rencontrer8. Les professionnels des EAJE sont les mieux placé pour aider les parents à le découvrir, car les parents ont confiance en eux ! Et cela pourrait se faire à travers une guidance du « faire ensemble » autour des manipulations quotidiennes lors des temps d’accueil du matin ou du soir. Ou bien lors de temps dédiés au sein desquels chacun (enfants, parents et professionnels) pourraient s’exprimer, s’observer, expérimenter, se découvrir et apprendre ensemble.

 


1Rasse, M. & Appell, J. (2016). L'approche piklérienne en multi-accueil. Toulouse, France: ERES.
2Théveniau, N., Boisgontier, M. P., Varieras, S., & Olivier, I. (2014). The effects of clothes on independent walking in toddlers. Gait & posture, 39(1), 659-661.
3.Rasse, M. & Appell, J. (2016). L'approche piklérienne en multi-accueil. Toulouse, France: ERES.
4Buil, A & Chevalier, B (2019). Vulnérabilités et Interventions précoces. In Devouche, E., & Provasi (Eds), J. Le développement du bébé de la vie fœtale à la marche: Sensoriel-Psychomoteur-Cognitif-Affectif-Social. Elsevier Health Sciences.
5Coeman, A., & de Frahan, M. (2004). De la naissance à la marche. Claude Vangrieken. Forestier, M. (2011). De la naissance aux premiers pas. Erès. Meunier, L. (2019). Le bébé en mouvement: Savoir accompagner son développement psychomoteur. Dunod.
6Buil, A & Chevalier, B (2019). Vulnérabilités et Interventions précoces. In Devouche, E., & Provasi (Eds), J. Le développement du bébé de la vie fœtale à la marche : Sensoriel-Psychomoteur-Cognitif-Affectif-Social. Elsevier Health Sciences.
7 Golse, B. (2013). Des villes qui font souffrir les bébés. Spirale, (4), 115-122.
8.Marcelli, D. (2006). La surprise : chatouille de l'âme. Albin Michel.

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